I. Les Yeux
Ce que nous voyons, et comment nous regardons est en étroite relation avec notre activité cérébrale, notre fonctionnement métabolique et notre système postural.

Nous voyons avec notre cerveau
Du point de vue de leur développement embryologique, les yeux sont une extension du cerveau. Les nerfs optiques sont en fait une des voies du système nerveux central : les yeux ne sont qu’une partie du système visuel. Les yeux contribuent à 20 % de la fonction visuelle et le cerveau à 80 %.

C’est dans le cortex visuel, à l’arrière de la tête, que sont rassemblées toutes les informations perçues par les yeux, c’est-à-dire les couleurs, les formes, les contrastes et les mouvements où ils seront analysés et interprétés.
Nos croyances influencent notre fonction visuelle :
Notre cerveau comprend ce qu’il voit en fonction de ses critères de sélection, de ce qu’il connaît, et surtout, de ce à quoi il croit et de ce à quoi il s’attend.
Lorsque notre cerveau se trouve devant une image incompréhensible, nous avons du mal à la regarder, le cerveau « mouline » et nous sommes mal à l’aise.
Exemple : une image insoluble pour notre cerveau crée un malaise corporel.

Il existe un lien privilégié entre le cerveau et la vision, qui fonctionne dans les deux sens : l’activité cérébrale influence la vision, et ce qui est regardé (et de quelle manière) influence la fonction cérébrale.
La fascination, les effets et les sensations, provoquées par la contemplation de Mandala ou d’un Yantra en est un exemple.
La pratiques des Mandala est traditionnellement une contemplation de l’univers, un support à la méditation, à la connaissance, au développement spirituel et à la relation. Jung l’utilisait comme « représentation symbolique des énergies et du fonctionnement de l’univers en interaction avec notre fonctionnement psychique ». La création ou la contemplation de Mandala est souvent utilisé en pédagogie, en thérapies divers, pour apaiser, équilibrer, centrer ….

II. Les mouvements oculaires : fonctions physiologiques et psychologiques
Les mouvements de yeux sont en interaction avec l’activité cérébrale et corporelle.

1) Interaction yeux/corps

A- Le système nerveux autonome agit, au niveau des yeux, essentiellement sur l’accommodation. Une ceinture musculaire autour du globe oculaire est richement innervée par le système autonome et est capable de déformer le globe oculaire lors d’une contraction. Lors d’un stress, par exemple, (colère, peur, panique, anxiété, irritation, énervement) les premières modifications physiologiques du corps  sont le rétrécissement du champ visuel. Il s’agit d’un mouvement involontaire. Mais, comme pour la respiration, nous avons aussi la possibilité d’une commande volontaire sur les muscles responsables de ces mouvements.

Il est ainsi possible d’agir sur le système ortho-para sympathique par le biais du control des mouvements oculaires.

Certains actions sur les yeux peuvent donc aider à la détente corporelle, à soulager des symptômes de stress, à libérer la respiration, modifier le rythme cardiaque etc.

B- Il existe un lien biomécanique privilégié entre les yeux et le rachis cervical. En effet, un des rôles du rachis cervical est de faciliter et augmenter la vision. Une perturbation de la vision entraînera forcément une compensation cervicale. Par exemple, si on est en présence d’un œil qui ne converge plus ou qui présente un problème de motricité quelconque, on observera une compensation cervicale pour conserver, par exemple l’horizontalité du regard.

C- Il existe également un lien entre la vision et la stabilité du corps. Par conséquent, un problème visuel non corrigé va avoir des répercussions sur la posture corporelle et aura pour conséquences des crispations et des déséquilibres dans certaines chaines musculaires.

Conscientiser et libérer le regard, ou  fixer un point précis aura des effets sur les tensions du cou, le dynamisme et la détente des chaines musculaires, et la posture corporelle.
2) Les mouvements de yeux sont aussi l’expression d’une activité cérébrale particulière.
Par exemple pendant les stades de sommeil profond, où les grands muscles du squelette sont totalement décontractés, apparaissent les rêves et des mouvements oculaires rapides.
Il a été observé que les yeux font des mouvements particuliers suivant l’activité cérébrale opérée par la personne. En effet, dans chaque hémisphère cérébral, il y a certaines zones qui sont spécifique à certaines activités intellectuelles. Le mouvement oculaire permet à la personne de stimuler ces zones au moment de la réflexion. Le mouvement oculaire est en rapport direct avec le chemin sensoriel de l’individu. Il se rapporte aussi à la représentation mentale qu’il fait au moment de parler, ou d’agir. Des choses dont il se souvient ou qu’il est entrain de créer, de construire dans sa tête : images, sons, …

Le Yoga se sert de ces liens entre les mouvements oculaire et l’activité psychique pour rétroagir sur le mental.

La stabilisation du regard sur un point limite les information extérieures, donc les opérations mentales liée à la vision de ces images et aussi freine l’activité mentale « autonome » par l’immobilisation de son prolongement dans les mouvements oculaires.

III. Cakṣu tattva

 1) Les lignées

Dans la tradition Indienne l’œil, la fonction de la vision, Caku, est en interaction directe avec des espaces du corps, des fonctions organiques et des éléments du monde.

En effet, dans le processus de manifestation du monde, le Samkhyâ décrit des principes relationnel, les Tanmatra connectés avec des facultés (de perception et d’action), les Indriya, qui font émerger les éléments de ce monde et les créatures.

Les Tanmatra (espaces médiateurs des relations) établissent le mode de relation grâce auquel le monde se manifeste. Le Samkhya en dénombre 5.

  1. Śabda : le milieu de passage pour les sensations auditives,  la première potentialité, la vibration, le principe du son, le vide, l’espace.
    2.   Sparśa – le milieu de passage pour les sensations de contact, la potentialité tactile l’Impact, le principe de la pression, les gaz, le tangible et le thermique.
    3.   Rūpa : le milieu de passage pour les sensations forme et de la couleur, la potentialité visuelle l’oscillation, le principe de la friction, du rayonnement, la lumière.
    4.   Rasa : le milieu de passage pour les sensations de saveur,  la potentialité gustative, l’attraction, le principe de circulation, l’inclination, la viscosité.
    5.   Gandha : le milieu de passage pour les impressions olfactive, la potentialité de l’odorat, la cohésion, le principe de la préservation, la stabilité, la cohésion.

La fonction de Rûpa Tanmâtra, sera la possibilité de densification vers la forme, la lumière et la couleur, grâce à ces capacités de les percevoir et de les émettre.

Le Rûpa Tanmatra établit une lignée basée sur la visibilité :

  • organe de perception (jñānendriya) : Caksu, les yeux,
  • organe d’action (karmendriya) : Payu, l’excrétion, ou Pada, la locomotion selon les traditions
  • éléments (Mahābhūta) : Tejas (feu : les substances lumineuses, chaudes, subtiles, claires, pénétrantes). Tejas est associé au feu digestif, à la passion, l’intuition et la lumière de la conscience.

Ensemble, ils produisent une partie des fonctions du corporelles et psychiques.

Les organes de perception et d’action, Indriya sont plus que des « récepteurs » ou « acteurs » au sens biomédical moderne, ce sont des connections entre le jîva (l’entité vivante) et les substances corporelles, formées des cinq éléments, par le biais des Tanmâtra.

De ce fait, du point de vue physiologique l’organe de perception Caksu,  interagit avec plusieurs autres fonctions que la vision : la régulation de l’absorption et de l’utilisation des aliments (estomac, foie, pancréas) par exemple. La tradition du Yoga décrit donc une relation privilégiée, à cause de leur source commune, entre des organes, des tissus, des zones corporelles, des fonctions, des caractères psychiques ou émotionnels etc. Agir sur un des ces éléments influencera les autres.

2) L’organe de perception : Caku

Le terme  jñānendriya , organe de perception, suggère des forces, un mouvement qui vont chercher les objets extérieurs, pour les ramener au mental qui les centralise et les analyse.

Ainsi habituellement nous utilisons les yeux pour prendre des informations en les sélectionnant dans notre environnement et nous les traitons dans le cerveau pour nous représenter le monde et agir sur lui.

Avec la pratique du Dṛṣṭi, le Yoga suggère une autre façon d’utiliser l’œil, comme cela est conseillé pour tout les autres sens. Pour ce faire il est nécessaire de purifier l’organe, avoir pris conscience de son utilisation habituelle  et envisager une manière différente d’utiliser le regard :

  • établir une relation et non plus seulement une forme de prédation
  • enlever toutes formes de tensions vers les objets, et toutes formes de choix

Il est dit aussi qu’il faut, en premier lieu, libérer les organes de perceptions de leur irrésistible attraction vers leurs objets de prédilection.

« Les yeux et autres portes sensorielles doivent être systématiquement empêchés de vagabonder de-ci de-là : c’est ce refrènement de leur investissement dans les objets perceptibles par les sens que l’on appelle retrait des sens, pratyaharah. » Yoga-Chudamani Upanishad.

IV les yeux (et ses mouvements), le regard, la vision : Dṛṣṭi

La pratique des Dṛṣṭi est une technique qui est connue pour développer la concentration, faciliter la respiration et la réalisation des Asanas, favoriser un écoulement particulier du prâna et apprendre à établir une relation directe.

Les Dṛṣṭi sont une des bases de la pratique d’Ashtanga Vinyasa Yoga. Dans le Yoga Mala, Pattabhi Jois parle peu des Dṛṣṭi mais les décrits comme « un lieu de regard fixe », et une des règles essentielles de la méthode.

1) Dans la pratique du Dṛṣṭi, le regard est fixé sur un point précis, les mouvements oculaires involontaires cessent (il y a suspension toutes ces petites distractions qui  passent habituellement inaperçues).

Cette fixation du regard est le premier point essentiel.

Isolement, cela est classé comme un Kriya (nettoyage) et nommé Trataka. Les yeux sont maintenues sans ciller sur un point précis, jusqu’à la formation de larmes. Trataka fait partie des Sat karman exposées  dans le Hatha Yoga Pradipika, c’est-à-dire des six actions préalables à la pratique du Pranayama. Ces actions constituent « des moyens de purifier le réceptacle physique » (HYP, II, 23)

Cette technique est décrite comme une purification et un soin pour les yeux mais aussi elle est censée susciter la clairvoyance.

Cette pratique nécessite et augmente à la fois, concentration et relaxation.

Elle agit sur le système nerveux en suspendant un mouvement reflexe naturel du système oculaire : ciller. La stabilité du globe oculaire combiné à la détente nécessaire pour laisser les yeux ouverts, aura une action directe de mobilisation des fonctions cérébrales, et provoque une stabilisation de l’activité du cerveau.

Le second sloka du Yoga Korunta dit que si l’on ne dirige pas le regard où il faut, et si on ne respire pas comme il faut, la pratique n’a pas de valeur, on ne développera pas de puissance mentale.

2) Le regard est volontairement dirigé sur un point précis du corps ou dans une direction.

Le premier sloka du Yoga Korunta cite les 9 drishti :

« Nava dṛṣṭi praquir titaha »  les  9 points de concentration du regard sont :

  • Nasagrai : Bout du nez
  • Angusta ma dyai : Pouces
  • Broomadhya : Troisième œil
  • Nabi chakra : Nombril
  • Urdhva : Ciel
  • Hastagrai : Main
  • Padhayoragrai : Orteils
  • Parsva : Au loin à gauche
  • Parsva : Au loin à droite

Les Dṛṣṭi sont classés dans les Mudrâ, c’est à dire qu’ils scellent, orientent les flux vitaux, afin de potentialiser une fonction, un organe. Ils sont utilisés pour leurs effets thérapeutiques.

Diriger son regard et donc son attention sur un de ces 9 points de concentration, agit sur la circulation du Prâna, et donc sur la respiration et accentue aussi l’effet des Asanas.

Par exemple le nez est l’organe des sens en relation avec la zone du muladhara, donc le regard sur ce point lui apporte un « surplus » d’énergie qui pourra être utilisée, pour maintenir le mulha bandha.

Le regard sur la main dans Trikonasana, va orienter la posture du corps, l’ouverture du coté correspondant du thorax, et vivifier toute la zone en relation avec la main (zone du cœur) et ses prolongements psychiques et physiologiques.

L’acte conscient d’orientation du regard aura aussi des bénéfices directs sur les yeux.

La concentration soutenue du regard sur le bout du nez, sur le nombril ou sur le point entre les sourcils fortifie les muscles oculaires, augmente la capacité de convergence.

Les défauts de convergence sont impliqués dans certaines céphalées, vertiges, photophobie, troubles de la vision etc.

Le regard au loin qu’il soit de coté ou en l’air repose et détend les muscles oculaires.

3) La nature de la vision

Il est parfois demandé de regarder des points impossibles à voir comme le « troisième œil ».

Il s’agit donc plus de fixer son attention, ses facultés mentales que strictement de regarder.

Cette pratique est décrite dans le YS III 1 : Dhâranâ est l’action du psychisme de s’attacher à un lieu

Vyasa (et bien d’autres commentateurs) précisent que ces lieux peuvent être le nombril, le sommet de la tête, la pointe du nez de la langue, ou un objet extérieur (la lune, le soleil, une direction etc.). Le maintien exclusif du flot de l’attention, sans interruption ni intervention, crée un état méditatif, une contemplation profonde nommé Dhyâna. Alors il y possibilité de fusion entre ce qui observe et ce qui est observé, et cela est appelé Samādhiḥ (YS III 2 et 3). Ce processus global est nommé saṃyamaḥ.

L’identité de nature des yeux et du cerveau fait du Dṛṣṭi, le chemin privilégié de ce processus.

L’attention portée à ce travail engendre aussi une connaissance complète de toutes les implications de cette fonction, la vision.

 Voir et être vu ont la même source

Le Vibhuti pada explique la réelle nature de l’énergie qui met en œuvre la vision. Nous avons dit que Rûpa Tanmâtra rend possible le déploiement visible de l’être dans une forme (le corps).

D’après le YS III 21 il est possible de maitriser l’émanation de sa propre matière, sa visibilité, et ainsi se rendre imperceptible, invisible.

kāyarūpasaṃyamātḥ tadgrāhyaśaktistambhe cakśuḥprakāśāsaṃprayoge’ntardhānamḥ

Si nous portons le Samyamah sur la forme de notre propre corps, nous pouvons rendre celui ci invisible, simplement en bloquant le pouvoir qu’il a d’être perçu par l’œil. (Il n’y a pas disparition, mais disjonction entre la lumière (tejas) et les yeux (caksu)).

Le développement de ces pouvoirs surnaturels est un état qui peut survenir quand la fixation du regard devient une forme de Prathyara relatif à la vision et se prolonge dans la suspension des mouvements du mental.

Mais avant tout, il porte notre attention sur l’aspect global du Dṛṣṭi. C’est sans doute le point le plus délicat à réaliser, mais le plus important. Cela demande du temps et une pratique régulière.

Concrètement pour réaliser un Dṛṣṭi:

  • les muscles faciaux sont détendus, particulièrement, le front, le tour des yeux et les tempes
  • les globes oculaires sont immobiles, « détendus », orientés consciemment
  • tout clignement est suspendu
  • le point regardé est dépouillé de tout à priori
  • la vision du point ne s’accompagne d’aucun mouvement mental